UNE OMBRE QUI CARESSE LA VILLE : UNE BELLE INTERVIEW EXCLUSIVE PAR JEFF CHANE-MOUYE

Mon ami Jeff Chane-Mouye, photographe de rue, a eu la gentillesse de me contacter pour une interview tout azimut. Au menu, des questions, des réponses, du suspens, des secrets dévoilés et plein de photos.

Retrouvez-la aussi sur son très beau site et profitez-en pour parcourir ses portfolios. C’est ici.

 

J’ai rencontré Tristan Cocrelle il y a de ça 6 mois. J’avais à l’époque tout de suite été séduit par son style. C’est assez difficile à expliquer mais je vais utiliser une célèbre citation de Bruce Gilden pour résumer  : “If you can smell the street by looking at the photo, it’s a street photograph”.  Je le remercie d’avance d’avoir bien voulu répondre  à ces quelques questions.

Hello Tristan, merci d’avoir répondu favorablement à cette petite interview. Peux tu nous en dire un peu plus sur toi?

Merci Jeff d’avoir pensé à moi. Je suis ravi de pouvoir m’exprimer sur ton blog. Je suis officier de marine. Je vis à Brest depuis peu. Mon métier m’a permis de voyager dans le monde entier et de visiter de nombreuses villes. Ma pratique de la photo a d’abord pris la forme d’un carnet de voyage, avant de devenir un mode d’expression artistique à part entière.

Pourquoi la photographie et plus spécifiquement la Street Photo ?

Pour moi, la photo est avant tout un regard posé sur le monde et sur l’autre. Elle naît de la curiosité et de la surprise. La ville reste pour moi une source d’inspiration infinie. Il y a toujours quelque chose de nouveau à voir, à découvrir. La Street Photo comme moyen de découvrir un lieu, voilà le programme.

Te rappelles tu de tes premiers souvenirs avec un appareil photo ?

J’ai acheté mon premier appareil pour ma première longue mission, à bord de la Jeanne d’Arc, lorsque j’étais élève officier. Le déploiement m’a conduit en méditerranée et en océan indien. Une révélation. Depuis je n’ai jamais arrêté de photographier.

Peux tu dire que la photographie est quelque chose d’important dans ta vie ?

Je ne peux pas m’en passer. Comme tout artiste, il l y a un impératif à créer. Lorsque j’arpente les rues avec mon appareil, je perds progressivement conscience de moi pour être tout entier tourné vers le monde extérieur, sa beauté, son esthétisme, son incongruité aussi. C’est à la fois palpitant et apaisant. Mais le paradoxe, c’est qu’en réalité, j’explore ma propre sensibilité. Peu importe le sujet finalement, ce qui compte c’est la façon dont il est traité, l’originalité du regard. Malgré la grande diversité des lieux que j’ai photographié, il se dégage de mon travail une unité, une cohérence. Sans doute ce qu’on peut appeler un style.

On a tendance à dire qu’en Street Photography, on ne photographie pas de manière objective, on montre sa réalité des choses. On ne fait pas de photojournalisme. Es tu d’accord avec çà ?

La photographie n’est jamais objective. Elle exclut toute la réalité qui ne rentre pas dans le cadre. La photo de rue, pas plus que le photojournalisme d’ailleurs, n’échappe pas à la règle. Le choix d’un sujet, d’un cadrage, d’un traitement est une démarche créative éminemment subjective. Mes photos sont volontairement très graphiques, granuleuses, parfois proches de la peinture ou du dessin. Elles ont une intention et une intensité picturales. Mais c’est ce qui leur donne vie, ce qui finalement me permet d’approcher et de rendre compte d’une certaine objectivité.

Quelle est ta définition de la Street Photography ?

La Street Photo, c’est comme le nom l’indique, une photo prise dans la rue. Un paysage urbain relève aussi de la photo de rue. Posée ou sur le vif, peu importe. Tout dépend de ce qu’on veut exprimer. Pour rendre compte du mouvement et de la vie de la rue, je préfère évidemment travailler sur le vif. Donner vie à une image fixe, c’est là tout l’enjeu de la photo, non ?

Depuis quelques temps déjà tu utilises un Fuji X100T. Peux tu nous dire ce qui te plaît dans cet appareil ?

J’ai longtemps photographié avec un reflex CANON, argentique puis numérique. Comme tout novice, j’ai rapidement été atteint du G.A.S, le syndrome d’acquisition de matériel, et multiplié les objectifs. A chaque sortie, je trimbalais un sac rempli de matériel pour répondre à chaque situation. J’ai progressivement simplifié ma pratique et suivi les conseils de Capa. Revenir aux fondamentaux et photographier avec ses pieds. Le fuji X100T est parfaitement adapté à la photo de rue. Il est compact, un autofocus rapide, des réglages directement accessibles et une très bonne résolution. L’arme fatale. Pour les paysages, naturels ou urbains, j’utilise le Sigma DP2. Il ne ressemble à rien, il n’est pas pratique à utiliser, il est extrêmement lent, mais domestiqué, la qualité est époustouflante, comparable un moyen format.

Fuji est un acteur majeur des appareils hybrides. On a beaucoup parlé du look rétro des appareils qui plaît beaucoup, mais ce qui fait surtout sa force, c’est l’incroyable qualité des Jpegs. Alors pour toi Jpeg ou Raw?

Raw définitivement. Mais son look rétro intrigue les gens et, me semble-t-il, les rend plus conciliants.

Quel est ton workflow ? tu y passes du temps ou tu le simplifies au max ?

Le post traitement fait partie intégrante de ma démarche pour que mes photos soient graphiques et puissantes. Pour chaque série, je passe un certain temps à choisir le rendu de mes photos, quel traitement je vais appliquer : noir et blanc, type de film, filtres, grain, etc. Une fois que je suis satisfait, j’applique les réglages à l’ensemble de la série.

Quels sont tes réglages quand tu pars avec ton appareil ?

En photo de rue, j’ai besoin d’être très réactif et de ne pas passer mon temps à jouer avec mon appareil. Mes réglages sont très simples. Je travaille toujours en grande ouverture pour réduire au maximum la profondeur de champ. Dans ces conditions, le zone focusing est délicat. Je pars donc en AF et détection de visage. Je passe ponctuellement en macro lorsque je shoote à bout portant, dans le métro par exemple. Pour plus de discrétion, je désactive l’écran et le son. Si j’ai besoin de viser, je privilégie l’EVF qui permet de visualiser le noir et blanc.

Une majeure partie de ton travail est en N&B. Qu’est ce qui te plaît dans le monochrome ?

J’aime la force, la dureté, la masculinité du noir et blanc. Les images sont plus brutes, plus instinctives, plus sales. Lorsqu’il est question de mouvement, d’intimité ou d’émotion, c’est ce que je privilégie.

Quand est il de la couleur ? Trouves tu plus compliqué de shooter en couleur ?

Ce n’est pas plus compliqué. J’emploie la couleur lorsque l’aspect graphique prime, lorsque c’est la couleur elle-même qui est le sujet. J’ai fait plusieurs séries en couleur. Tu peux en voir sur mon site (Underground, Paname ou Planète Marspar exemple). Mais je dois reconnaître que j’ai un faible pour le noir et blanc.

Ce qui m’a tout de suite plu chez toi c’est ce côté instinctif qui ressort de tes photos. C’est ta façon de fonctionner quand t’es dans la rue ?

Je suis véritablement aux aguets, très attentif à ce qui m’entoure. Et je n’hésite jamais à photographier ce qui m’interpelle. Je shoote de manière très instinctive, en mouvement, parfois même sans viser. Le cadrage n’est pas important, seul le mouvement compte. 

A quelle distance te sens tu le plus à l’aise pour prendre des photos ?

Avec une focale fixe, on n’a pas le choix de la distance. C’est l’enseignement de Robert Capa : « si la photo n’est pas bonne, c’est que tu n’est pas assez près ». Il faut sortir de sa zone de confort. Dans la rue ou dans le métro, j’ai shooté à moins d’un mètre. C’est toujours intimidant, parfois risqué mais c’est ce qui permet d’avoir une expérience plus immersive de la rue.

Quel est ton rapport aux gens que tu photographies ? Certaines de tes photos sont réalisées très près des sujets. Engages tu la conversation par la suite ?

Quand je photographie, je reste très furtif. Je shoote très vite, parfois sans viser ni même m’arrêter. Je ne veux pas que ma présence interfère. J’ai assez peu de contact avec les gens que je photographie. Parfois un clin d’oeil ou un sourire de remerciement. Rarement plus.

Je suis une ombre qui caresse la ville.

As tu déjà eu des mésaventures avec des gens qui ne voulaient pas être pris en photo ?

Oui, sans avoir une pratique aussi agressive que Bruce Gilden qui photographie les gens à bout portant et au flash, ça m’est arrivé. On m’a insulté, on m’a jeté des pierres, j’ai même reçu un coup de couteau dans la main. Pourtant rien ne m’arrête. Mais ça reste très marginal, la plupart du temps, les gens sont bienveillants ou, au moins indifférents.

En ce moment en Street Photography, on voit clairement une tendance faite de “layers”, forts contrastes, juxtapositions, superpositions. Bref des photos de plus en plus complexes. On en oublierait presque l’émotion. Quel est ton avis sur la tendance actuelle ? 

Ces images sont très intéressantes et produisent de beaux résultats mais elles ne correspondent pas nécessairement à ce que je recherche. Elles manquent de vie et de mouvement.

Y a t’il des photographes ou autres artistes qui t’ont inspiré en tant que photographe ? 

J’aime tout particulièrement la tradition japonaise de la photo de rue, les images brutes, mal cadrées, graphiques,contrastées, granuleuses. Daido Moriyama, Nobuyoshi Araki, Eikō Hosoe. J’apprécie également les propositions nordiques de la photo de rue, celles d’Anders Petersen et de Jacob Aue Sobol. Du côté américain, j’aime les photos très immersives et crues des photographes d’Hamburger Eyes.

En couleur, le roi reste pour moi Saul Leiter.

Comment détermines tu qu’une photo que tu as prise est réussie ou pas ? 

Il n’y a aucune règle. Une photo est réussie si elle suscite une émotion et si son attrait résiste au temps. C’est une appréciation très personnelle et les photos que je trouve les plus réussies ne sont pas nécessairement celles qui sont le plus appréciées.

Tu n’es pas très présent sur les réseaux sociaux. Ton travail reste assez confidentiel. Quel est ton rapport à ce type de média ?

Je suis assez partagé sur la question. Il me semble que la pratique d’un art reste plus importante que la recherche de la reconnaissance.

Les réseaux sociaux offrent une grande visibilité mais sont soumis au règne de l’immédiateté et de la superficialité. Pour être visible, il faut produire en continu. Ils permettent pourtant de faire de belles rencontres.

Je crois que tu as publié certaines de tes séries photographiques sur Blurb. Peux tu nous en dire plus ?

J’aime travailler par série. C’est une approche impressionniste finalement. On approche du sujet par une multiplication de touches qui convergent.

Comme une photo n’existe que quand elle est imprimée, j’ai édité ces séries au format magazine sur Blurb. Le résultat est vraiment très sympa, plus facile à consulter qu’une boite de tirages photos et peu onéreux. Le magazine s’appelle Kairos (l’instant décisif en grec). Chaque numéro correspond à une série. Il y en a déjà 15. Tous disponibles à l’achat sur Blurb.

As tu des projets en cours ?

Ma prochaine mission au printemps m’amènera en Océan Indien avec de nouvelles séries en perspective sous une lumière plus crue que ce qu’on connait ici en Bretagne.

J’ai aussi le projet d’explorer Brest et ses habitants. Reconstruite rapidement après guerre, elle n’a apparemment aucun charme. Pourtant je la trouve très photogénique, très urbaine. Un vrai terrain de jeu.

Et puis peut-être d’autres travaux plus posés, des projets collectifs. Bref, ce ne sont pas les idées qui manquent.

Un petit mot pour conclure cette interview et nous dire aussi où on peut trouver ton travail.

Merci pour tes questions Jeff. On peut trouver mon travail sur mon site : www.tristancocrelle.com, sur 500px quand j’ai le temps d’y déposer des photos et, au format papier, sur Blurb.

Le mot de la fin ? Toujours plus près.